L'homme sans qualité
Le soir, au bal, j’étais venu seul, ma danseuse, aussi ma p’tite amie, s’était fâchée parce que je lui avais fait une remarque devant tous les élèves à propos des tangos qui accompagnaient nos cours. Elle n’avait pas apprécié, avait pris sur elle et m’avait laissé tomber. Dans le fond, nous étions un couple mais plus le temps passait et plus j’avais envie d’être seul.
Heureusement, j’étais arrivé après l’auberge espagnole et personne ne fit trop attention à moi quand j’entrais dans cette milonga provinciale. Je venais d’apprendre la mort de Chabrol. J’avais du mal à réaliser qu’il était parti. Je l’avais rencontré lors du tournage de «La demoiselle d'honneur», une scène où Mazen Kiwan répétait un tango argentin dans la demeure bourgeoise de la mère de Senta, cette femme fatale interprétée par Laura Smeth. Je n’ai toujours pas compris pourquoi Chabrol ne m’avait pas filé le rôle…
Je me mis un peu à l’écart des danseurs, à une table relativement éloignée des autres. J’en profitai pour envoyer 2 ou 3 sms, lire les messages que des concurrents m’avaient adressés et regarder la liste de tous mes contacts. Fallait qu'je pense sérieusement à me trouver une autre danseuse. Bref, j’étais peinard, même si quelquefois, je sentais des regards de filles qui n’attendaient qu’une chose : que je les invite. Elles pouvaient toujours y croire. Elles finiraient par comprendre que je ne danse jamais avec des danseuses non professionnelles : ça me casse le dos, ça me stresse et ça diminue mes compétences.
Je finissais par m’ennuyer grave ; quelques danseurs m’avaient tenu la jambe alors que j’étais en train de visionner « La chèvre » sur mon ipod, j’avais bu deux ou trois verres de vin, peut-être les seuls moments où j’avais daigné lever la tête et tout à coup, mes yeux s’arrêtèrent sur un couple qui évoluait sur la piste : la femme était splendide et elle dansait divinement. Des ochos merveilleusement réalisés, une démarche lente et féline, des figures complexes, bref il me la fallait au moins sur deux tandas. Quand elle fut assise, j’essayai d’attraper son regard mais il y avait toujours des couples qui faisaient écran entre elle et moi. Je dus me résoudre à bouger mes fesses.
"- Vous dansez, Beauté ?
- Écoutez jeune homme, comme vous, cela fait plus de 3 heures que je suis là ! C'est au début de la soirée qu'il fallait m'inviter. Mais au fait, aimez-vous vraiment danser ?"
Le titre est emprunté au roman de Robert Musil
La photo est de Chantal Lécluze
1 commentaire:
Bravo
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